Quand j’avais seize ans, je vénérais Hideo Kojima. Les Metal Gear Solid me paraissaient sérieux, profonds, matures. Dix ans plus tard, j’ai désormais beaucoup de méfiance dès que j’entends ce fameux adjectif accolé à un titre. Le plus souvent, un jeu certifié mature est un jeu où l’un des personnages principaux meurt accompagné d’une musique triste et d’un monologue sur la brièveté de la vie. De tous les scénarios invraisemblables et fourre-tout de la série, celui du premier MGS m’a toujours paru le moins extravagant. Et pourtant, avec le recul, il est quand même gratiné.
Si je voulais jouer à l’homme mature ayant dépassé ses émois adolescents, je dirais que MGS1 est un nanar. Ce serait en effet très facile de se moquer avec complaisance des maladresses du scénario, de toutes ces tirades sur « l’amour qui fleurit sur le champ de bataille » qui côtoient des discussions sur le cul de Meryl. Et ce ne serait pas complètement injustifié : pour la première fois, je me suis senti obligé de sauter certaines cinématiques (sacrilège !). Quand un personnage se met à parler de prolifération des armes nucléaires ou de thérapie génétique alors que ça n’a rien à voir avec la discussion en cours, le tout sur des images d’archives ultra-compressées, uniquement pour satisfaire les marottes de Kojima, je passe mon tour.
Je ne parle pas japonais, donc je ne saurais dire si le script original est entièrement sérieux. Mais l’adaptation française témoigne d’une grande finesse de la part des doubleurs, qui ont compris l’immense potentiel comique de cette histoire qui essaye de nous faire avaler un message antimilitariste profond alors qu’on se bat contre un ninja cyborg et un robot géant qui pousse des cris de dinosaure. Autrement, je suis incapable d’expliquer le nombre hallucinant de répliques délirantes. Je me souvenais comme tout le monde des grands classiques : l’entrechoquement d’os et de tendons, le tirage d’oreille esquimau, la crémation qui est un problème réglé. Mais j’avais oublié des dizaines de perles disséminées dans la plupart des dialogues (Vulcan Raven est responsable d’au moins la moitié), agrémentées d’un doublage tellement surjoué qu’on se croirait dans Shenmue.
Cependant, si j’en reste là, j’admets n’apprécier Metal Gear Solid que parce qu’il est facile d’en rire. Mais qu’on me comprenne bien : j’ai pas mal d’affection pour ce jeu et son doublage de série B. Le fait de l’avoir refait une douzaine de fois adolescent aide, bien sûr, mais je pense qu’il y a un peu plus que de la nostalgie. Et par ailleurs, le succès colossal du titre à sa sortie ne peut pas s’expliquer par son comique involontaire. Au contraire, le jeu a toujours été applaudi pour sa maturité. Faut-il admettre que les joueurs étaient cons au point d’être éblouis par les morales faciles du père Hideo ? Pas nécessairement.
Alors où chercher ? Il faut regarder du côté de l’horloge : la partie moyenne de MGS1 dure entre huit et dix heures dont trois heures de cinématiques, ce qui laisse cinq à sept heures de gameplay. Il y a treize boss dans le jeu. Faites le calcul : on est à deux, presque trois boss par heure de jeu sans compter les cinématiques. C’est quelque chose que l’on a tendance à oublier quand on n’a pas refait le jeu depuis un moment mais entre les dialogues Codec, les cinématiques bourrées de retournements de situation, et les combats de boss tous les quarts d’heure, MGS1 ne s’arrête jamais. C’est un rythme survolté, assez éloigné des jeux suivants qui n’hésiteront pas à hacher l’action par des conversations Codec de dix minutes dès que quelqu’un tousse.
Il est ainsi très difficile de décoller du siège une fois la partie lancée, puisque chaque demi-heure de jeu apporte son lot de révélations scénaristiques ou sa séquence d’action furieuse. Comme dans tout bon film d’action, les mystères et les mensonges s’empilent patiemment jusqu’au dernier tiers où toutes les machinations sont dévoilées l’une après l’autre. L’histoire est racontée avec un sens du timing assez sidérant (surtout de la part de Kojima). Bien que je la connaisse par cœur, elle m’a captivé ; cela n’est permis qu’aux histoires qui ne se reposent pas seulement sur la surprise mais aussi sur la technique. Quelques passages sont effectivement émouvants : lorsque le jeu arrête de sortir les chœurs tristes pour nous signifier qu’il est l’heure de pleurer et laisse les personnages discuter de leurs doutes sans emphase, ça fonctionne très efficacement.
Petit aparté : je pense que la mémoire collective ne se souvient que des boss de MGS à cause de ce rythme effréné. Bien sûr, Psycho Mantis et sa lecture de carte mémoire sont originaux, et Sniper Wolf meurt après une longue envolée poético-philosophique qui a fait chialer plus d’un boutonneux (moi compris). Mais c’est surtout parce qu’entre les boss, on ne fait que traverser des couloirs qui se ressemblent tous et que ça dure entre dix et vingt minutes avant la prochaine cinématique qui annonce presque toujours, je vous le donne en mille, le prochain boss. L’infiltration se résume en réalité à éviter des gardes idiots et aveugles dans des environnements carrés, les yeux vissés sur le minuscule radar placé dans un coin de l’écran. Tu m’étonnes que le cerveau préfère retenir le combat à mains nues (qui est le combat roi, qui compte sur une arme est un fou) contre le ninja cyborg. De ce point de vue, un jeu aussi révolutionnaire que Metal Gear Solid ressemble presque à un jeu d’arcade vieillot où les niveaux ne sont que des intermèdes séparant les boss.
Cet aspect vieillot se retrouve malheureusement dans le gameplay. Le problème quand on joue à un jeu que l’on a déjà fini dix fois, c’est que l’on a mémorisé l’emplacement de tous les pièges cons et les solutions lunaires des énigmes. Au lieu de considérer ces éléments comme des défauts, on les voit comme des bizarreries qui font partie de l’expérience. MGS1 ne manque pas de ces bizarreries pénibles. Entre retours en arrière trop fréquents (parfois sans aucune indication qu’il faut revenir en arrière pour progresser) et mines sur lesquelles on est obligé de s’empaler pour que le jeu daigne nous prévenir qu’au fait, « ce champ est rempli de mines », le game design bancal des années 90 frappe encore. Mais en fin de compte, ce n’est pas grave : personne ne joue à Metal Gear Solid pour son gameplay, il y a Metal Gear Solid 5 pour ça.
Non, en 2020, on ne peut jouer au premier MGS que pour le scénario (ou parce qu’on est en confinement et qu’il faut bien occuper ses quinze heures de temps libre). Cela explique que je n’aie presque rien abordé d’autre dans ce pavé. Quand j’y réfléchis, ce scénario justifie parfaitement que MGS ait été un tel carton en 1998. C’est une histoire solide racontée de façon nerveuse et passionnante, mais surchargée de pathos et de grandes phrases larmoyantes sur le sens de la vie, la mort, l’honneur et autres sujets délicats que l’on pense parfaitement comprendre lorsqu’on a quinze ans. Il faut l’admettre, on n’avait jamais rien vu de semblable. Après avoir passé leur vie à jouer à Mario ou à Sonic, rien d’étonnant à ce que tous les joueurs se soient écriés au génie d’Hideo Kojima en entendant ses personnages répéter sur tous les tons que LA GUERRE C’EST STUPIDE ET MECHANT. C’est l’arbre qui cache la forêt : difficile après ça de remarquer l’excellent rythme du jeu, les combats de boss originaux et très bien mis en scène, les protagonistes attachants malgré leur écriture. Pourtant, sans ces qualités, Metal Gear Solid n’aurait pas eu le même retentissement. Vingt ans après, il n’aurait plus aucun intérêt.
Et je ne prétends pas avoir été plus intelligent que les autres. Même si j’ai découvert le jeu dix ans après sa sortie, ma trajectoire fut exactement la même : biberonné à Mario Kart et Pokémon, découvrant Metal Gear au début de la puberté, il ne m’en fallait pas plus pour devenir un dévot de saint Hideo. J’en suis revenu depuis, et si j’apprécie encore beaucoup ce jeu, ce n’est pas parce qu’il est mature. C’est parce qu’il est prenant, nerveux, intéressant, trépidant, autant d’adjectifs beaucoup plus précieux pour juger de la capacité d’un jeu à durer et à devenir, le temps aidant, un classique.